CHAPITRE DIX-NEUF

Je restai silencieuse lorsque Aphrodite me prit par le bras, me força à me lever et m’entraîna vers la porte.

Dès qu’il nous vit, Darius jaillit de la voiture.

— Où est le danger ? aboya-t-il.

— Il n’y a pas de danger, répondit Aphrodite, juste une scène avec un ex-petit copain. On s’en va !

Darius grogna et remonta dans la voiture. Aphrodite me poussa sur le siège arrière. Je n’eus pas conscience de pleurer jusqu’à ce que, retenant Maléfique, qui crachait dans ma direction, elle me tende un mouchoir en papier.

— Tu as le nez qui coule, m’apprit-elle.

— Merci, marmonnai-je avant de me moucher.

— Est-ce qu’elle va bien ? fit Darius en me regardant dans le rétroviseur.

— Moyen Les histoires d’amour normales, ça craint déjà ; alors quand un futur vampire s’en mêle...

— Arrêtez de parler de moi comme si je n’étais pas là, dis-je en reniflant.

— Ça va aller ? répéta Darius à mon intention.

— Si elle dit non, tu vas retrouver cet imbécile et le tuer ? demanda Aphrodite,

Un petit rire s échappa de ma bouche. J’en fus la première surprise.

— Non, je ne veux pas qu’on le tue, et oui, ça va aller.

— Moi, je crois qu’il mérite la mort, déclara Aphrodite en haussant les épaules.

Elle tira sur la manche de Darius en désignant le centre commercial dont nous approchions.

— Chéri, tu peux t’arrêter ici ? Mon lecteur mp3 ne fonctionne plus, je dois m’en acheter un autre.

— Ça tombe bien, dis-je. J’ai besoin d’un peu de temps pour me reprendre avant d’aller à l’école.

— Je reviens dans deux secondes. Occupe-toi de Maléfique, lança Aphrodite en fourrant le gros chat dans les bras de Darius.

Après avoir installé sur ses genoux la créature, qui ne cessait de cracher, il se tourna vers moi :

— Je peux parler à ce garçon, si tu veux.

— Non merci. Il a le droit d’être en colère. Tout est ma faute.

— Les humains qui ont des relations avec nous se montrent parfois ultrasensibles, poursuivit-il, choisissant ses mots avec soin. Etre le partenaire d’un vampire, particulièrement d’une future grande prêtresse, n’est pas chose facile.

— Je ne suis qu’une novice, protestai-je.

Il hésita, semblant réfléchir à ce qu’il pouvait me dire ou non. Il ne reprit la parole que lorsque Aphrodite fut remontée dans la voiture.

— Le pouvoir d’une grande prêtresse se manifeste très tôt. Le tien commence déjà à opérer, Zoey. Tu n’as rien d’une novice ordinaire. Tes actes affectent profondément les autres.

Aphrodite prit Maléfique sur ses genoux et se tourna vers moi pour me fixer dans les yeux.

— Etre spécial n’est pas aussi génial que tu l’aurais cru, hein ?

— Je m’attendais à ce qu’elle me sorte un « Je te l’avais bien dit » sarcastique, mais elle me regardait avec empathie.

— Tu es vraiment gentille, dis-je.

— C’est parce que tu as une mauvaise influence sur moi. J’essaie de voir le bon côté des choses.

— Le bon côté des choses ?

— Oui, à savoir que tout le monde pense que je suis toujours une horrible sorcière démoniaque, précisât-elle en souriant avec malice.

Je me sentais un peu mieux. « Au moins, les choses sont claires, pensai-je. Erik me déteste. Stark est mort, et, même s’il ressuscite, je vais simplement l’aider à se remettre sur pied, rien de plus. Après cette confrontation terrible avec Heath, j’en ai terminé avec les histoires d’amour pour un long, très long moment. »

 

Évidemment, j’arrivai au cours de théâtre en retard.

Je restai plantée dans l’embrasure de la porte, me demandant où m’asseoir discrètement sans déranger Erik (pardon, le professeur Night !) en plein milieu de son discours sur Shakespeare.

— Installe-toi où tu peux, Zoey, lança-t-il d’un ton neutre sans regarder dans ma direction. 

Comment avait-il su que jetais là ? Mystère... 

La seule place libre se trouvait au premier rang. Je m’y glissai et saluai Becca Adams, qui était juste derrière moi. Elle me rendit mon salut, bien quelle fût de toute évidence très occupée à dévisager Erik. Je ne la connaissais pas très bien. Elle était blonde et jolie, comme la plupart des filles de la Maison de la Nuit (il semblait y avoir cinq blondes pour une élève « normale »), et elle avait rejoint depuis peu les Filles de la Nuit. Je me rappelais l’avoir vue traîner avec les anciennes amies d’Aphrodite, mais je n’avais aucune opinion sur elle. Evidemment, le fait qu’elle se torde le cou pour regarder Erik en salivant ne me la rendait pas très sympathique.

« Stop ! Erik n’est plus mon petit ami. Je ne peux pas m’énerver quand une autre fille lui fait du charme. Je vais peut-être même essayer de sympathiser avec elle pour montrer à tout le monde que je me fiche de lui, désormais. Oui, je vais... »

— Salut, Zoey !

Cole Clifton, le garçon très grand, très mignon et très blond qui sortait en ce moment avec Shaunee (ce qui prouvait qu’il était aussi très courageux), interrompit mon bavardage intérieur.

— Salut, répondis-je en agitant la main.

— Bravo, Zoey ! dit Erik avec un sourire froid. Merci de te porter volontaire.

— Pardon ?

Ses yeux étaient d’un bleu glacial.

— Viens me donner la réplique dans l’exercice d’improvisation shakespearienne.

— Oh, euh, je...

Constatant que je cherchais désespérément un moyen de me tirer de cette situation, il m’adressa un regard moqueur. Il voulait que je me défile. Hors de question qu’Erik Night m’humilie et me tyrannise tout le semestre ! Je me raclai la gorge et me redressai dans mon siège.

— Avec plaisir !

Un éclair de surprise passa dans ses yeux magnifiques, et la fierté m’envahit. Mais cela ne dura pas.

— Bien. Dans ce cas, prends ton exemplaire de la scène et viens me rejoindre.

Je m’exécutai en traînant les pieds.

— Parfait, dit Erik, face à moi sur l’estrade. Comme je l’expliquais avant que Zoey arrive en retard et nous interrompe, l’improvisation sert à travailler vos capacités de caractérisation. Ce que nous allons faire aujourd’hui est inhabituel, car en général on n’improvise pas sur du Shakespeare. Les acteurs respectent à la lettre le texte du dramaturge. Mais il peut être très intéressant de modifier des scènes célèbres.

Il désigna la feuille que je tenais dans ma main en sueur.

— Voici le début d’une scène entre Othello et Desdémone...

— Oh non ! Othello ? couinai-je, prise de nausée.

— Cela te pose un problème ? demanda-t-il en me regardant dans les yeux.

« Oui ! »

— Non, mentis-je. C’était juste pour savoir.

Il n’allait quand même pas me faire improviser sur une scène d’amour ! Le cœur au bord des lèvres  – envie ou appréhension ? -, je me mis en situation.

— Bien. Tu connais l’histoire, n’est-ce pas ?

Je hochai la tête. Bien sûr que je la connaissais. Othello, le Maure (c’est-à-dire un Noir), a épousé Desdémone, une Blanche. Ils filent le parfait amour jusqu’à ce que Iago, un type affreux, jaloux d’Othello, essaie de lui faire croire que Desdémone l’a trompé. Ça marche, et Othello finit par étrangler sa femme.

— Bien, répéta Erik. Dans la scène sur laquelle nous allons improviser, à la fin de la pièce, Othello accuse Desdémone de trahison. Nous allons commencer par lire les répliques originales. Je les ai copiées. Lorsque je te demanderai si tu as prié, ce sera le signal du début de ton impro. Ensuite, tout en collant au plus près de l’intrigue, exprime-toi dans un langage d’aujourd’hui. Compris ?

« Et comment ! »

— Oui.

— Très bien. Allons-y !

Alors, comme je l’avais vu faire de si nombreuses fois, Erik Night entra dans la peau de son personnage. Il était Othello. Il se détourna de moi et se mit à réciter ses répliques. Je remarquai qu’il avait laissé tomber son texte et récitait de mémoire.

— « C’est la cause, c’est la cause, ô mon âme ! Ne permettez pas que je la dise devant vous, chastes étoiles ! C’est la cause ! Cependant, je ne veux pas verser son sang, je ne veux pas percer son sein, ce sein plus blanc que la neige... » Je jure qu’il s était transformé physiquement et, malgré la nervosité et la honte qui grandissaient en moi  – car je ne doutais pas que cet exercice allait devenir très embarrassant  –, je ne pus qu’apprécier son immense raient.

Il pivota vers moi, et mon cœur battit à tout rompre lorsqu’il me prit par les épaules.

— «Je ne sais où se retrouverait le feu de Prométhée qui pourrait rallumer ta lumière. Quand j’ai cueilli la rose, je ne puis plus la faire refleurir ; il faut qu’elle se fane. Je veux sentir encore la rose sur sa tige. »

Et là, à mon immense surprise, il se pencha et m’embrassa sur la bouche. Son baiser était brusque et tendre, passionné, brûlant de colère et de déception, et pourtant on aurait dit qu’il ne pouvait plus ôter ses lèvres des miennes. J’en eus le souffle coupé. Il me faisait tourner la tête.

« Je veux redevenir sa petite amie ! » 

Je me repris quand il dit :

«Il faut que je pleure ; mais ce sont de cruelles larmes ! C’est le courroux du ciel, il frappe ce qu’il aime. Elle s’éveille. »

— Qui est là ? Othello ?

Je relevai les yeux sur lui, comme si son baiser m’avait réveillée.

— Oui, Desdémone.

Oh, bon sang ! Comment allais-je poursuivre ? Ma gorge se serra, ce qui me donna une voix voilée.

— Voulez-vous vous mettre au lit, seigneur ?

— Avez-vous fait votre prière ce soir, Desdémone ? 

Le beau visage d’Erik était tendu et effrayant, et je n’eus aucun mal à jouer la panique. Je lus rapidement la dernière ligne de mon texte. 

— Oui, mon seigneur.

— Tant mieux. Il vous faut une âme pure pour ce qui va vous arriver ce soir ! improvisa Erik-Othello, fou de jalousie.

— Que se passe-t-il ? Je ne sais pas de quoi vous parlez.

Mettre mes propres mots sur ce thème n’était pas très difficile. J’avais oublié la classe, qui écoutait avec attention. Je ne voyais plus qu’Othello, et je ressentais la peur et la désolation de Desdémone à l’idée de le perdre.

— Réfléchis ! grinça-t-il, les dents serrées, abandonnant le vouvoiement. Si tu regrettes quoi que ce soit, tu dois me demander pardon maintenant. Plus rien ne sera comme avant pour toi, pas après ce qui va se passer ce soir.

Ses doigts pressaient très fort mes épaules, mais je ne flanchai pas. Je continuai de sonder ces yeux que je connaissais si bien, à la recherche de l’Erik qui, je l’espérais, tenait toujours à moi. Le texte tomba de mes doigts engourdis.

— Mais j’ignore ce que vous voulez que je dise ! m’écriai-je, m’efforçant de me rappeler que Desdémone n’était pas moi.

Elle n’avait rien à se reprocher, elle.

— La vérité ! tempêta-t-il, le regard dément. Je veux que tu admettes que tu m’as trahi !

— Je ne vous ai pas trahi ! m’écriai-je, les larmes aux yeux. Pas dans mon cœur. Je ne vous ai jamais trahi dans mon cœur.

Erik en Othello me faisait oublier Heath, Loren et Stark. Il n’y avait que lui, et mon besoin de lui faire comprendre que je n’avais jamais voulu le trahir.

— Alors ton cœur est une chose noire et flétrie, car ta trahison a été absolue.

Ses mains glissèrent de mes épaules à mon cou, et je sentis mon pouls battre comme les ailes d’un oiseau affolé.

— Non ! J’ai commis une erreur ! J’ai brisé mon propre cœur, pas une fois, mais trois.

— Et maintenant tu veux briser le mien ?

Il resserra ses doigts, et je vis qu’il avait lui aussi les larmes aux yeux.

— Non, mon seigneur. Je souhaite que vous me pardonniez et...

— Te pardonner ! m’interrompit-il. Comment pourrais-je te pardonner ? Je t’aimais, et tu m’as trompé avec un autre homme.

— Ce n’était que des mensonges, dis-je en secouant la tête.

— Tu admets que tu n’as fait que me mentir ? demanda-t-il.

— Non ! haletai-je. Vous me comprenez mal. Le mensonge, c’est ce que j’ai vécu avec lui. Il était le mensonge. Vous aviez raison à son sujet.

— Tu las compris trop tard !

— Non, il n’est pas trop tard. Donnez-moi une autre chance. Ne laissez pas les choses finir comme ça entre nous.

Plusieurs émotions se succédèrent sur le visage d’Erik. De la haine et de la colère, mais aussi de la tristesse et peut-être, peut-être, une lueur d’espoir au fond du ciel bleu de ses yeux.

Soudain, tristesse et espoir disparurent.

— Non ! Tu t’es comportée comme une catin, et tu seras traitée comme telle.

Le regard fou, il sembla grandir encore. Il ôta ses mains de mon cou pour me serrer contre lui. Au contact de son corps, je ressentis un désir brûlant. Je plongeai mon regard dans le sien, la terreur de Desdémone se mêlant à ma propre passion, et j’eus la certitude qu’il éprouvait la même chose que moi. Il était Othello, malade de rage et de jalousie, mais il était aussi Erik, cet homme amoureux, qui avait été profondément blessé par ma trahison.

Il se pencha vers moi, et son souffle effleura ma peau. Son odeur, si familière, me fit tourner la tête. Alors, au lieu de m’écarter de lui ou de continuer mon improvisation en m’évanouissant dans ses bras pour feindre la mort, je l’attirai à moi et je l’embrassai avec fougue.

Je mis toutes mes peines, ma passion et mon amour pour lui dans ce baiser. Ses lèvres s’entrouvrirent, me rendant passion pour passion, peine pour peine, amour pour amour.

C’est alors que la cloche sonna.

[La Maison de la Nuit 04] Rebelle
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